... J'avais mille rêves. Simples, mais qui j'étais sûre, allaient me rendre heureuse. J'étais innocente.
Dans le garage de ma grand-maman, je jouais à la vendeuse. Prenant les boîtes de conserve, les pots de confitures, les paquets de pâtes et j'en passe... Puis je prenais une pile de vieux journaux, me mettais sur une vieille table qui était mon comptoir, et j'emballais religieusement chaque chose pour mes clients imaginaires. Encaissant toujours les mêmes pièces avec lesquelles je jouais. Je chuchotais dans le froid et le silence de ce grand garage. Il sentait l'essence et le bois... La poussière. Je pouvais passer des heures debout, à imaginer une foule de clients qui passaient faire leurs achats. Tour à tour fromagère, bouchère, épicière.
Puis quand je me lassais, je m'imaginais maman, entrais dans la Peugeot rouge de ma grand-maman, et conduisais mes enfants à l'école, partais faire les courses, grondais mes enfants qui n'étaient pas toujours si sages à l'arrière. Cette voiture que j'aimais tant, que j'espérais un jour conduire pour de vrai. Le bruit du moteur m'enivrait, tout comme l'odeur de cigare froid de mon grand-papa.
Je mettais de vieilles cassettes, de préférence celle de Pavarotti ou je ne sais qui, chantant à tue-tête "Vivo perde". Toutes les choses emballées soigneusement plus tôt, je les mettais dans des sacs, puis dans le coffre. Et je retournais chercher mes enfants à l'école. On roulait sans but, juste pour le plaisir de se promener dans la campagne et profiter du paysage.
Ensuite on montait au galetas, dans notre maison. Je sortais ma dînette et il était l'heure des quatre heures. J'installais mes poupées, caressais mon chien orange tout mou, qui devait certainement s'appeler Patapouf, comme celui de Martine.
Il m'arrivait aussi de devenir fleuriste à mes heures perdues. Plongée dans le merveilleux jardin de grand-maman, je cueillais des fleurs et les vendais sur le tout petit bout de bois accroché au grillage, qui se transformait également en comptoir. En cachette, je chipais des carottes, les frottais sur mes pantalons et restais au milieu des légumes, à grignoter en regardant la vie passionnante des vers de terre. Ces petits êtres gluants qui me dégoûtaient et m'attiraient à la fois.
Lorsqu'il faisait froid, je me cachais dans le petit cagibi qui sentait encore les lapins qui y avaient séjourné autrefois. Je m'étais construit un univers sympathique avec mon frère, c'était notre petit "chez nous". Je me souviens vaguement d'une décoration assez rustique. Une vieille assiette en porcelaine blanche avec des motifs bleus, accrochée au mur.
L'été j'habitais dans l'herbe, sous le grand sapin dans l'enclos à moutons, ou encore devant la maison, sur un vieux matelas de chaise longue jaune, qui piquait en ne sentait pas très bon, mais qui devenait un endroit magique dès que je le recouvrais de vieux parapluies. Je me souviens même avoir pris des photos (mentales ou réelles, allez savoir) de mon chien orange tout mou, qui faisait la sieste dans la chaleur de la cachette des parapluies. Je prenais des photos mentales de chaque petite fleur, de chaque brin d'herbe... Puis m'amusais à faire de petits bouquets, qu'ensuite j'attachais avec des brins d'herbe, que je finissais par offrir à ma grand-maman. Qui ne manquait jamais de les mettre dans des petits verres à vin blanc sur la table de la cuisine.
Ma période de serveuse fut aussi fort amusante. J'adorais préparer le café pour grand-maman, ma mère et ma tante. Je sortais les plus jolis plateaux pour les servir dans le salon. Je trouvais agréable de me trouver seule dans la cuisine où il faisait frais, à mettre en place les tasses et les biscuits, les petits pots de crème pour ces dames. A l'heure de l'apéro, je préparais avec amour la Suze pour ma grand-maman (dans un vrai verre "Suze", s'il vous plaît!). Il fallait ajouter un peu d'eau minérale. Je n'ai jamais compris comment elle pouvait aimer une boisson pareille. Et à mon avis mes doses devaient toujours dépasser la moyenne.
Le soir, après le souper, c'était l'heure de "Top Model". Pendant que grand-maman faisait la vaisselle, je me mettais devant la télé dans l'attente du fameux générique et alors je criais de toutes mes forces "GRAND-MAMAN, TOP MODEL!!!". Déjà à l'époque je trouvais cette série vraiment nulle, mais j'adorais voir ma grand-maman accourir au salon en me demandant ce qu'elle avait loupé. Puis généralement elle s'endormait avant la fin, dans un léger ronflement.
Quand il était l'heure d'aller se coucher, je me glissais dans son grand lit, allumais la télé et piquais les Kägi-Fret cachés dans sa table de nuit qui sentait le vieux bois. Ensuite on papotait et elle finissait toujours par ronfler, j'étais alors obligée d'augmenter le volume, dans l'espoir de ne pas la réveiller mais de tout de même entendre ce qui se passait sur le petit écran.
Lorsque je n'étais pas dans mon pays merveilleux chez grand-maman, où tout était possible, mon univers se limitait à ma chambre, chez ma mère. Là aussi j'avais une vie imaginaire heureuse, avec mes poupées et mes bouquins.
J'avais classé mes livres par catégorie, avec des petites étiquettes de couleur sur la tranche, pour les distinguer. J'étais alors bibliothécaire, je conseillais des clients invisibles en chuchotant. Ils empruntaient des livres puis me les ramenaient, et je sortais la moitié des bouquins dans le but de les reclasser avec plaisir dans ma bibliothèque blanche en osier. Les heures s'écoulaient sans que je ne m'en aperçoive étant donné que je m'arrêtais souvent de jouer pour lire.
Le soir, dans mon lit, je devenais à nouveau maman. Racontant des histoires à mes enfants, à défaut qu'on m'en raconte à moi. On avait pas la vie facile, mais je les protégeais du mieux que je pouvais. Par contre dans mes rêves de petite fille, il n'y avait pas de papa, je n'avais pas de mari. A quoi bon? On se débrouille très bien toutes seules, nous les femmes.
Mes poupées étaient mes cobayes pour toutes sortes de choses. Elles se trouvaient malades, couchées dans des petits lits de fortune, une épingle plantée de le bras en guise de goutte-à-goutte. Ou alors devenaient mes clientes dans mon salon de coiffure, se retrouvaient avec des coupes et des coiffures incroyables. J'ai eu une période où il était grand temps qu'elles aient toutes des boucles d'oreille aussi. Epingles à tête colorée en main, je me suis mise à l'ouvrage pour leur percer les oreilles, en leur promettant que ça n'allait pas faire mal. D'ailleurs je n'ai pas menti, il n'y en a qu'une qui a pleuré (la plus sensible, Delphine). Mais je l'ai consolée, soyez en rassurés.
Je ne me souviens plus du jour où j'ai du sortir de ce monde magique que je m'étais crée, mais c'est un jour qui n'a pas dû être gai. Je me surprends des fois à encore rêver de ce monde, mais la réalité me revient rapidement en pleine face.
A présent grand-maman que j'aimais tant, qui était tout pour moi, est partie au ciel avec toute la tendresse qu'elle savait si bien me donner. Son souvenir reste dans ma tête, mais ce n'est pas toujours joyeux, plutôt douloureux.
Et je ne suis pas devenue bouchère, ni fromagère. J'ai fais un stage pour devenir assistante médicale lorsque j'étais toute jeune, mais la vue des fils lors d'une intervention de suture m'a donné la nausée et j'ai laissé tomber l'idée. Puis j'ai voulu devenir coiffeuse, avoir mon salon, comme le frère de grand-maman. Mais des soupçons d'allergies et d'autres circonstances ont fait que je suis devenue libraire. Travailler parmi mes chers bouquins était un plaisir, mais les clients étaient moins sympathiques que dans mes rêves. Alors il me restait l'option de serveuse. A présent les Suze je les sers à des militaires à la con, avec du coca, les cafés à des vieilles biques et à des jeunes qui ne se rendent pas compte à quel point le petit pot de crème, le sucre et le biscuit sont disposés avec amour et dévouement sur la sous-tasse.
Je caresse l'espoir de devenir tout ce que j'étais dans mes rêves de petite fille. Avoir un salon de coiffure où je servirais des cafés et autres boissons, tout en mettant à disposition des livres choisis avec amour pour mes clients. Le tout avec de merveilleux enfants qui gambaderaient dans mes pattes toute la journée, jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge où je devrais les conduire à l'école dans une vieille Peugeot 206 rouge qui sent le cigare...
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